La Propagation du Chaos
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JAN SVANKMAJER ET LES OBJETS
Nous avons déjà abordé les films de
Jan Švankmajer dans un précédent dossier. Mais comme tous les textes du monde ne suffiront jamais à saisir toute la richesse de son univers, revenons une fois encore sur ce génie du cinéma (d'animation), et plus particulièrement sur son rapport aux objets.

A la vision des films de Jan Švankmajer, on remarque aussitôt l'utilisation étrange que le cinéaste fait des objets...

Alchimie des objets

"Par une révolution constante et contraire, tous ces corps reviennent dans leur premier état : en se condensant, le feu se change en air, l'air en eau, l'eau en argile. Aucun corps ne conserve sa forme primitive. La Nature, qui renouvelle sans cesse les choses, ne fait que substituer des formes à d'autres formes. Croyez-moi, rien ne périt dans ce vaste univers; mais tout varie et change de figure." Ovide, Les Métamorphoses, livre XV.

Avant même de commencer à faire des films, Švankmajer créait déjà des collages, montages, sculptures constitués eux-mêmes d'autres objets. Les objets qu'il utilise pour ses créations sont triviaux : chaussettes, clefs, fourchettes, brosses à dents, chaussures, taille-crayons, os, coquillages, pain... On retrouve cette utilisation des objets dans ses films. A partir d'objets banals, il va créer autre chose de transcendant, que l'on va appeler objet-montage. En ce sens, on peut parler d'alchimie des objets. On peut penser à la légende pragoise du Golem, celui-ci serait un être animé magiquement constitué d'argile. Non seulement Švankmajer créé des objets-montage à partir d'une matière première (toute sorte d'objets), mais il les anime, leur donne la vie. Le cinéma de Švankmajer est presque un cinéma d'animation, beaucoup nomment son cinéma ainsi ; mais bien que dans la majorité de ses films il y ait beaucoup d'animation, on ne peut pas le réduire à cela.

Les objets-montages peuvent être qualifiés de surréalistes, cette idée d'objets-montages a d'ailleurs déjà été explorée par certains surréaliste, notamment Salvador Dali avec des sculptures telles que la Vénus de Milo aux tiroirs ou le Téléphone-Homard. La fuite dans l'imaginaire surréaliste, le sur-réel, chez Švankmajer est une descente dans la face cachée de la quotidienneté. Un objet est créé selon une fonction qui lui est assignée : une brosse à dents sert à se brosser les dents! Švankmajer détourne les objets de leurs fonctions primaires, soit en les utilisant seuls à d'autres fins, ou bien en constituant des objets-montages. Rimbaud avait dit «Je voyais une mosquée à la place d'une usine». Dans la sphère de la sur-réalité, transcendant celle de la banalité de la vie quotidienne, l'usine n'est plus ce que la société lui assigne comme fonction: usine, mais ce que le surréaliste voit et veut voir : une mosquée. Dans les films de Švankmajer, la fonction qu'il va faire de l'objet que je vois, n'est pas celle à laquelle je m'attends, elle est autre.

Ces objets-montages sont comme des images surréalistes. Dans certains poèmes ou jeux surréalistes, un vers peut a priori ne rien signifier de concret car les mots formant ces vers et leurs combinaisons semblent choisis aléatoirement (comme ce vers d'André Breton "Les plus belles pailles ont le teint fané sous les verrous"). Cependant ce vers forme une entité à part entière, tout en gardant une certaine hétérogénéité. Exactement comme chez Švankmajer, les objets-montages sont eux-mêmes quelquechose, tout en restant hétérogènes (car les objets constituant ces objets-montages sont visibles dans l'entité que forme l'objet-montage).

On retrouve des oeuvres, formées d'autres objets, vieilles de plusieurs siècles, dans le courant maniériste au XVIe siècle, courant excentrique qui s'éloigne de l'esthétique traditionnelle du classicisme. On retrouve un influence certaine des tableaux de Giuseppe Arcimboldo dans l'oeuvre de Švankmajer et notamment dans des films comme Les Possibilités du Dialogue, et Historia Naturae (suite), ce dernier étant d'ailleurs dédié à Arcimboldo. Les peintures d'Arcimboldo sont des agencements de fleurs, animaux, et toute sorte d'éléments naturels constituant des portraits. Certains de ses tableaux sont très connus, tels que le portrait de l'empereur Rodolphe II, les tableaux représentant les quatre saisons... Ceci nous fait penser aux objets-montages de Švankmajer, mais dans certains films, l'évidence de son influence est encore plus forte. Dans la première partie des Possibilités du Dialogue, Švankmajer anime trois têtes arcimboldesques, ces têtes (de profil) étant constitués de fruits et légumes pour l'une, une autre d'outils de travail, et pour la dernière de livres et d'instruments scientifiques. La première partie de ce film nous montre bien l'influence d'Arcimboldo sur l'oeuvre de Švankmajer et plus particulièrement ces objets-montages qui résultent de l'alchimie des objets. Švankmajer a d'ailleurs créé des tableaux et des sculptures arcimboldesques (et pas seulement des objets-montages, dans le sens où ces oeuvres représentent des visages formés de diverses choses), ce qui montre l'importance que cela tient dans son oeuvre.

Des objets vivants et équi-fonctions

Nous avons précédemment parlé de la légende du Golem. En effet,  Švankmajer donne la vie (à travers l'animation) aux objets et à ses objets-montages. Comme nous l'avons vu, les objets sont détournés des fonctions qui leur sont assignées, mais, en plus de cela, ces objets semblent très souvent agir de leur plein gré. Ils n'ont pas besoin d'être manipulés, car ils se manipulent tous seuls.

Les exemples les plus évidents se trouvent dans les films L'Appartement et Pique-Nique avec Weissman. Dans le premier, un homme entre dans un appartement, pris au piège, dans lequel les objets se révoltent contre lui. Lorsqu'il se regarde dans un miroir, il voit l'arrière de son crâne; les pieds d'une chaise se raccourcissent lorsqu'il grimpe dessus pour remettre à l'horizontal une photo accrochée au mur; une ampoule fait un trou dans un mur duquel sort un gant de boxe qui frappe l'homme; une cuillère se troue lorsqu'il essaie de manger de la soupe; l'oeuf à la coque qu'il essaie de casser est plus dur que la cuillère, la table, ou même le mur; le lit sur lequel il s'assied se détruit en un tas de sciure etc... Les objets agissent d'eux mêmes, et leur fonction n'est pas leur fonction primaire. Il semblerait même que les objets se révoltent de leur passivité, et de leur uni-fonction (celle-ci étant leur fonction primaire, celle que la société leur assigne). Ils sont contre la fonction que leur assigne la société, ici représentée par l'homme, car celui-ci essaie de les utiliser selon leurs fonctions primaires, mais les objets se rebellent contre cela. On peut d'ailleurs penser à Paul Eluard, qui avait dit "Tout est comparable à tout, tout trouve son écho, sa raison, sa ressemblance, son opposition, son devenir partout". Dans Pique-Nique avec Weissman, tout les objets du pique-nique s'animent d'eux-mêmes (table, chaise, poubelle, lit, gramophone...) et n'ont pas besoin de monsieur Weissman pour vivre. A la fin du film, une armoire s'ouvre, monsieur Weissman en tombe ligoté dans un trou, et est ensuite enterré, par les objets évidemment. L'autorité est représentée, comme dans L'Appartement, par l'homme. Ces objets subversifs se moquent de cette autorité. Švankmajer, de part le fait qu'il créé des objets-montages et détourne des objets de leur uni-fonction, est évidemment en faveur d'une utilisation équi-fonction des objets (ce que l'on voit dans ces sculptures, tableaux...). Il a d'ailleurs écrit "Est uniquement acceptable s'il provient des profondeurs de notre âme, mais non des lois de la civilisation". Ces deux films sont également des allégories contre le pouvoir, le dogmatisme, mais l'oeuvre de Švankmajer est tellement riche que l'on ne peut pas tout traiter en détail.

Seuls certains objets n'agissent pas tout seuls, les marionnettes. Dans les films Faust et La Fabrique des petits cercueils, les marionnettes ont un rôle important et central. Dans les premiers films de Švankmajer, le corps humain était très rarement présent. Plus tard dans sa carrière, Švankmajer représentera l'homme grâce à des marionnettes. Ces marionnettes ne sont justement jamais vivantes d'elles-mêmes, elles sont toujours manipulées par des mains que l'on aperçoit à certains moments dans ces deux films. Si la marionnette n'est pas manipulée, elle n'est rien; Švankmajer montre par cela l'illusion de liberté de l'homme, qui se croit libre, alors qu'il est manipulé, et s'il n'est pas manipulé, il n'est rien.

On voit par l'exemple des marionnettes que des objets remplacent parfois la vision du corps humain, par la suggestion du corps humain (la marionnette représente assez évidemment le corps humain). La Chute de la Maison Usher, est une nouvelle de Poe avec des personnages, cependant l'adaptation qu'en a fait Švankmajer ne comporte aucun acteur. Il a d'ailleurs dit à propos de ce film, dans une interview "J'ai remplacé les gens par des objets". Les objets remplacent donc les gens, mais ils ne les représentent pas forcément figurativement. Poe, pour faire une description, utilise des mots, le lecteur ressentira une émotion d'après cette description, s'imaginera ce qui a été décrit; par analogie, grâce à des images (représentant des objets) Švankmajer va évoquer des sentiments. Les objets sont porteurs d'émotions et d'atmosphères, et pas seulement d'actions.

Le Golem est animé magiquement. Chez Švankmajer, les objets ainsi que les objets-montages viennent à la vie grâce à l'animation du cinéaste.

La sensibilité tactile

La sensibilité tactile est très importante dans l'oeuvre de Švankmajer, lorsque le spectateur voit les textures de ce qui constitue ses films (donc celles des objets, murs, meubles etc.), il a la sensation de toucher ces textures. Nous venons de voir que les objets occupent une place essentielle dans l'oeuvre de Švankmajer, alors que dans un cinéma plus classique, ils ne sont que le fond d'une trame. De ce fait, nous pouvons dire et nous l'avons également démontré, que Švankmajer accorde une grande importance aux choix des objets et décors, car ceux-ci sont ses films. Ce qui caractérise les films de Švankmajer est l'utilisation d'objets érodés.

Dans une interview Švankmajer dit "Je préfère les objets qui, à mon sens, ont une sorte de vie intérieure propre. En accord avec les sciences ésotériques, je crois à la conservation de certains contenus dans les objets que des êtres ont touchés dans les conditions d'une certaine excitation de leur sensibilité. Les objets effectivement chargés de la sorte sont ensuite susceptibles, là encore dans certaines conditions, de livrer ces contenus et, à leur contact, se révèlent des associations d'idées et des analogies de nos propres frissons inconscients". En effet, les lieux dans lesquels Švankmajer tourne ses films, les objets qu'il utilise, ont vécus; ils sont donc délabrés, abîmés, semblables à de vieux objets qui ont plusieurs générations, que l'on peut voir dans des brocantes, qui ne valent rien, et que, plusieurs années après avoir acquis, on revendra. On aura connu cet objet pendant un certain temps, mais on ne connaît ni son passé ni son futur, de même lorsque Švankmajer utilise un objet, cet objet a un passé et un futur, que le spectateur ignore. Švankmajer utilise des objets courants et leur vie dans ses films ne représentent qu'une partie de leur existence. De ce fait, on peut qualifier les objets que Švankmajer utilise d'érodés.

L'érosion des objets qu'utilise Švankmajer a une importance esthétique. Lorsque Švankmajer filme un mur lézardé, avec de la peinture qui s'écaille, des légères traces de moisissure, cela évoque une sensation au spectateur, et il est évident que si Švankmajer avait décidé de filmer un mur propre cette sensation aurait été différente, voir inexistante. Tout les objets utilisés par Švankmajer respirent l'usure et le sale, ce qui créé une certaine dimension qui caractérise ses films, puisque comme nous l'avons vu précédemment, les objets ont une importance centrale dans ses films.

Cette usure donne une certaine apparence aux films de Švankmajer, la texture des objets est mise en avant. Le toucher est un sens très important pour Švankmajer et à travers ses films il suggère ce sens. Lorsque Švankmajer était interdit de faire des films, entre 1973 et 79, il dirigeait des expériences tactiles au sein du groupe surréaliste tchèque. Il étudiait les sensations provoquées par le toucher aveugle de certains objets pour en comprendre le contenu émotif. Švankmajer a d'ailleurs également créé des oeuvres tactiles à travers des collages, des sculptures etc. On remarque donc que la sensibilité tactile a une grande importance pour lui. Très peu d'artistes utilisent ce sens dans leurs oeuvres. Dans ses films Švankmajer n'utilise pas ce sens directement, puisque le spectateur ne ressent rien par le toucher lui-même. Cependant Švankmajer utilise beaucoup de matières malléables pour faire ses animations, lorsqu'il créé des formes, il sculpte ces matières de ses mains. Au sein même de la création des films, le sens tactile a sa place. Dans certains films, le protagoniste est parfois sujet d'expériences tactiles. Dans Alice, Alice doit parfois chercher aveuglement dans le fond d'un meuble ou d'un tiroir, des objets (fioles, clefs, biscuits etc.) lui permettant d'évoluer dans le monde dans lequel elle est.

Dans J. S. Bach : Fantaisie en sol mineur, sur fond d'orgue jouant la fantaisie en sol mineur de Bach, Švankmajer filme divers objets très tactiles, dans le sens où le spectateur perçoit presque ces textures comme s'il passait la main dessus (la caméra bougeant lentement horizontalement ou verticalement sur ces textures et objets). La vision de ce film est elle-même un expérience tactile. Ce film devient alors une synesthésie visuelle, auditive et tactile. Le spectateur ne perçoit pas une ou deux sensations comme dans la plupart des films, mais trois.

L'utilisation que fait Švankmajer des objets est différente de celle du cinéma traditionnel. L'utilisation particulière qu'il en fait, lui est spécifique et donne un côté sur-réel à ses films.

william
22/02/2004
 

WEB LIST

www.illumin.co.uk/svank/
Retrouvez toute la filmographie du maître détaillée et décortiquée.


www.awn.com/mag/...
Une interview du "surrealist conspirator".

http://arts.uwaterloo.ca/FINE/...
Encore une page riche en enseignements. 

www.awn.com/folioscope/gazette/...
Une interview récente et en français. A lire bien sûr!


Pour tout savoir sur Jan Svankmajer

L'annuaire de liens de la Propagation


GALERIE D'IMAGES
  

L'alchimiste des objets
L'objet-montage dans toute sa splendeur... ou son horreur! (Alice)

Arcimboldo est passé par là (Arcimboldesque Head 1975)

 

Le bestiaire surréaliste d'Alice 

La lutte des classes version choux-fleur (Dimensions du dialogue)

Le miroir farceur (L'appartement)

Arcimboldo est encore passé par là (Arcimboldesque Head 1981)

L'érosion a fait son oeuvre (The Last Trick)

Des textures presque palpables (Et cetera)